Job
ou
L’apologie de la rétribution
Par Eliphaz
Job 4-5
(5ème partie)
Introduction :
Nous avons laissé Job dans une profonde incompréhension de la volonté de Dieu. Il est dans un état de prostration. L’épreuve est à ce point douloureuse, qu’il n’entrevoit que la mort comme seule solution positive. En conséquence, un doute s’installe en lui. Il va générer toute une série de questions. Elles concernent le sens à donner à l’existence, et à fortiori à sa propre vie. Ses amis l’ont écouté sans vouloir rompre son plaidoyer. Job a le sentiment intense d’avoir été abandonné de Dieu…
Eliphaz de Théman, (probablement l’aîné de ces trois amis) va lui répondre.
Développement :
En premier, Eliphaz prend acte du fait que Job est dans un état physique, moral et spirituel désespérant. Mais, avant d’analyser son discours, il importe de rappeler que nous sommes au moyen orient. Face à un problème donné les réactions et la façon d’appréhender les questions ne sont pas les mêmes, suivant que l’on se trouve en Occident, en Afrique ou en Orient. Eliphaz va donc se comporter vis-à-vis de Job suivant les coutumes du pays. Il faut donc faire l’effort pour comprendre son intervention en tenant compte de ce contexte, et non en regard de nos critères occidentaux. F.Vigouroux, dans son dictionnaire de la Bible, à l’article de Job, dit ceci : « Nous sommes en Orient, et il n’est pas dans les mœurs d’attaquer un procès de front ; on n’est pas si pressé, il faut créer une atmosphère favorable avant d’en venir au sujet de la plainte » Dict. de la Bible, Supplément, fascicule 22, col. 1076, Paris 6, 1948.
Plus sommairement, disons que chaque ami va réagir selon son tempérament et ses connaissances. On avait pour habitude de laisser la parole en premier aux anciens. De là à penser qu’ Eliphaz était le plus âgé, il n’ y a qu’un pas. Eliphaz vient de Théman. Cette ville était réputée pour sa sagesse. (Cf. Jérémie 49 :7). Eliphaz fait donc certainement partie des sages. Il est instruit dans les us et coutumes du pays. Il sait que l’on n’aborde pas de front un homme dans la douleur. C’est donc avec une grande précaution, pour ne pas dire élégance, qu’il va parler à Job. (En occident nous traduirions ce comportement d’empathique, alors qu’il n’est au départ que prudence). Il commence son interpellation avec des mots apaisants. « Si nous osons ouvrir la bouche, en serais-tu peiné ? » Job 4 :2a Mais très vite, justifiant son intervention (« Mais qui pourrait garder le silence ? » Job 4 :2b), Eliphaz va tenter de rassurer Job. La démarche est toutefois ambiguë. Bien sûr, il cherche à éveiller le souvenir de sa confiance en Dieu par ces mots : « Ta piété n’est-elle pas ton assurance ? Ton espoir, n’est-ce pas l’intégrité de tes voies ? Souviens-toi, je te prie : quel est l’innocent qui a disparu ? Où les gens droits qui ont péri ? » Job 4 :6-7 (Version Nouvelle Bible Segond)
Toutefois, le questionnement d’ Eliphaz montre son incompréhension du comportement de Job. On peut même percevoir une pointe d’ironie : « Comment toi le grand Job, connu de tout l’Orient, toi qui a enseigné les autres, toi qui les a fortifiés, tu craques maintenant ! »(Cf. Job4 :3-5) D’un air de dire : « Ta crainte de Dieu et ta belle confiance où sont-elles ? ».
Les versets 6 et 7 de l’intervention d’ Eliphaz laisse pointer ce qui va être au cœur de la discussion. En effet, pour Eliphaz, il est impossible que l’innocent soit concerné par un quelconque châtiment de Dieu. « Où vit-on des hommes droits disparaître ? »Job 4 :7b (T.O.B) Question perfide qui laisse entendre que Job est coupable quelque part…
On en revient à cette théorie universellement admise, que les souffrances sont le juste châtiment de Dieu face à des comportements coupables. On est bien dans l’apologie de la rétribution. Pour Eliphaz l’innocence de Job n’est pas défendable.
Cela pose tout le problème de nos jugements sur autrui. Notre regard sur le comportement de nos semblables est rarement neutre et pas toujours bienveillant.
Redisons à cet endroit, que lorsque pour soi, l’on parvient à s’affranchir complètement du poids du regard des autres, nous accédons à une liberté qui n’a pas son pareil. Entre parenthèse, c’est pour cette liberté que le Christ nous a affranchis.
Job avait surtout besoin d’être entendu et compris. Il n’avait nul besoin d’être jugé. Cela peut nous renvoyer à bons nombres de situations existantes. (Soyons donc moins prompts au jugement et plus appliqués dans l’accueil et la compréhension. Souvenons-nous du comportement du Christ face à la femme adultère ou à Juda…)
Redisons-le, pour Eliphaz, seuls les pécheurs sont frappés… Donc Job n’est pas innocent. Cette thèse va être développée dans les versets suivants. Ce qui est plus dérangeant, c’est qu’ Eliphaz appuie son raisonnement sur deux piliers difficilement contestables :
1) La référence à sa propre expérience.
« Pour moi, je l’ai vu, ceux qui labourent l’iniquité et qui sèment l’injustice en moissonnent les fruits ; ils périssent par le souffle de Dieu, ils sont consumés par le vent de sa colère » Job 4 : 8-9
A première vue, les affirmations semblent fondées, mais elles ne tiennent pas compte du cas particulier de Job. Du coup, la thèse de l’apologie de la rétribution, qui fait référence à l’expérience personnelle, devient plus pernicieuse. Ce n’est pas parce que cette théorie s’appuie sur un consensus populaire, selon lequel maladies, douleurs et châtiments sont la conséquence de nos péchés, qu’elle est « ipso facto » juste. Cette doctrine présente un visage de Dieu insupportable. Les jugements du Tout-Puissant n’ont rien de commun avec ces théories faites de mains d’hommes. Elles sont un relent de conceptions païennes. Elles relèvent de traditions humaines. Or, tout ce qui vient de l’expérience de la tradition doit être entendue à la lumière de la Parole divine.
Esaïe avait raison de souligner les travers de la pensée majoritaire du peuple : « Quand ce peuple s’approche de moi, il m’honore de la bouche et des lèvres ; mais son cœur est éloigné de moi, et la crainte qu’il a de moi n’est qu’un précepte de tradition humaine » Esaïe 29 :13
Jésus citera d’ailleurs ce passage pour dénoncer l’hypocrisie des chefs religieux de son époque. Ils plaçaient la tradition des anciens avant la Parole de Dieu. La conclusion de son intervention est sans appel : « vous annulez la Parole de Dieu par votre tradition, que vous avez établie » Marc 7 : 13
Conscient de ce danger, l’apôtre Paul donnera le conseil suivant aux premières communautés chrétiennes : « Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie au moyen d’une philosophie trompeuse et vide, selon la tradition des humains, selon les éléments du monde, et non pas selon Christ » Colossiens 2 :8 (Version N.B.S.)
Cela nous conduit à faire l’observation suivante : L’expérience personnelle est avant tout valable pour soi. Il est difficile de l’utiliser comme argument ayant force de loi.
Il en va de même de la tradition des hommes. Elle n’est que la somme des expériences personnelles. Elle est donc fragile et faillible. Les hommes ont souvent accommodé la compréhension des Ecritures à leur convenance. Même si nous ne pouvons échapper au besoin d’interpréter le message de Dieu, n’ayons pas la prétention d’en faire une vérité absolue. Ce qui valable pour soi, ne l’est pas forcément pour autrui. Mais revenons au discours d’ Eliphaz…
On pourrait peut-être trouver une certaine élégance dans la manière dont Eliphaz s’adresse à son ami Job, mais cela ne peut effacer le fait évident que son hypothèse est fausse. Job n’est pas coupable. Il en a la conviction intérieure et Dieu seul le sait vraiment. Nous pouvons tirer une grande leçon de cette situation.
Eliphaz poursuit par ces mots : « Le rugissement des lions prend fin, les dents des lionceaux sont brisées ; Le lion périt faute de proie, et les petits de la lionne se dispersent. » Job 4 : 10-11
Cette belle métaphore est choquante et provocante. Traduisons…
Job, toi dont l’enseignement inspirait le respect (tout comme le rugissement du lion inspire la crainte) te voilà à terre. Tes enfants (les dents des lionceaux sont brisées) ont été eux aussi brisés. Ils ne sont plus. Tu ne peux plus enseigner quiconque dans la position où tu es (le lion périt faute de proie) et même ta famille t’a abandonné. (Les petits de la lionne se dispersent). Tu es tout seul, toi le plus grand des fils d’Orient. (Cf. Job 1 :3)
De la part d’un ami qui, soi-disant, vient pour l’encourager, la potion est bien amère !
2) La référence à une révélation prétendue divine :
Non seulement Eliphaz articule le développement de sa thèse par rapport à son expérience, mais plus encore, il va la confirmer par une révélation divine. (Cf. Lire Job 4 :12-16). Il semble avoir reçu une parole dans la nuit, pendant son sommeil.
Il parle de vision nocturne, il décrit un esprit qui passe. Il voit une figure inconnue, et il entend une voix qui lui susurre : « L’homme serait-il juste devant Dieu ? Serait-il pur devant celui qui l’a fait ? » Job 4 :17
Que penser de cette vision surnaturelle ?
L’Eternel avait donné des instructions précises à Moïse à ce sujet :
« L’Eternel dit : Lorsqu’il y aura parmi vous un prophète, c’est dans une vision que moi, l’Eternel je me révélerai à lui, c’est dans un songe que je lui parlerai. » Nombres 12 :6
Cette affirmation s’est trouvée corroborée par des faits historiques. Songes et visions sont attestés dans la vie d’Abraham (Cf. Genèse 15 :1) de Laban (Cf. Genèse 31 :24) de Jacob (Cf. Genèse 46 :2) de Salomon (Cf. 2 Chroniques 7 : 12-22) de Daniel (Daniel 2 :19) De David (Psaumes 89 :20) de Joseph, de Pierre, Paul etc.
Mais la contrefaçon est aussi attestée.
Du temps d’ Esaïe, sous l’effet de l’alcool des sacrificateurs et des prophètes se mettaient à prophétiser suite à des visions : « Prêtre et prophète sont grisés par l’alcool, ils sont engloutis par le vin, ils se fourvoient sous l’effet de l’alcool ; ils sont grisés par leurs visions, ils vacillent dans leurs décisions. » Esaïe 28 :7 (Version N.B.S)
Ailleurs le Seigneur révèle à Jérémie : « c’est le mensonge que les prophètes annoncent en mon nom ; je ne les ai pas envoyés, je ne leur ai pas donné d’ordre, je ne leur ai pas parlé ; c’est par des visions mensongères, de la divination, de l’idolâtrie et des tromperies de leur cœur qu’ils font les prophètes pour vous. » Jérémie 14 :14 (version N.B.S.) et plus loin encore : « N’écoutez pas les paroles des prophètes qui parlent en prophètes pour vous ! Ils vous abusent par des discours futiles ; ils ne racontent pas ce qui vient de la bouche du Seigneur, mais les visions de leur propre cœur. » Jérémie 23 :16 (idem N.B.S.) (Sur le sujet voire encore Lamentations de Jérémie 2 :14 ;Ezéchiel 12 :22,13 :6 ;21 :34 ;22 :28 ; Zacharie 10 :2,13 :4, Colossiens 2 : 18)
Si les Saintes Ecritures nous mettent en garde contre les contrefaçons, que penser à présent de la vision d’ Eliphaz ?
Si on applique un principe de précaution, disons :
- que la prudence est de mise devant une telle manifestation surnaturelle. (Cf. Les textes cités ci-dessus)
- Que la démarche de l’adversaire reste invariable. Il mêle à l’erreur suffisamment de vérité pour la rendre plausible et acceptable. La mise en place de ce processus mène au doute. Il a pour objet d’ébranler la foi.
- Comme dans les enquêtes criminelles, il est primordial de savoir à qui profite le crime.
Dans le cas qui nous préoccupe, les deux questions communiquées aux oreilles d’ Eliphaz sont subtiles. Elles positionnent l’humain face à la justice divine. Partant de questions générales, on risque d’oublier le cas particulier de Job. Il infirme la véracité de cette vision.
En effet, si à la question : « l’homme serait-il juste devant Dieu ? » on pourrait facilement répondre non, le cas spécifique de Job nous indique que la bonne réponse est pourtant : oui ! La condition de Job confond la pensée populaire d’une théologie de la rétribution. Celle-ci, rappelons-le, tend à nous faire admettre que Dieu récompense le bien et punit le mal, sans aucune exception. Cette théorie n’est pas toujours vérifiée par les faits. Le cas de Job en est la démonstration.
La deuxième question utilise le même registre. Or Job est innocent de tout ce qui lui arrive. Il ne mérite donc pas pareil châtiment…
En quoi ces passages bibliques peuvent nous être utiles ?
- En nous rappelant le principe de précaution devant toute manifestation appelée surnaturelle. N’oublions jamais que l’humain est friand de spectaculaire, et Satan le sait trop bien. Jésus a dit à ses douze disciples: « Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes. » Matthieu 10 :16 Ailleurs Jésus prévient : « Si quelqu’un vous dit alors : Le Christ est ici, ou : il est là, ne le croyez pas. Car ils s’élèvera de faux christs et de faux prophètes ; ils feront des prodiges et des miracles pour séduire les élus s’il était possible, soyez sur vos gardes : je vous ai tout annoncé d’avance. » Marc 13 :21-23
Cherchons donc à savoir à qui profite le crime. Dans le cas présent, la démarche avait pour objectif de convaincre Job de ses péchés. Du fait que nous savons que Job est hors de cause et innocent, on peut déduire que cette manifestation surnaturelle ne vient pas de Dieu. Si donc la vision conduit à un mensonge, il devient facile d’identifier son inspirateur. Or, à première lecture, cela ne semblait pas évident …
Cela devrait nous éveiller à développer un sens critique positif. Surtout quand on est face à des personnes qui imposent, souvent inconsciemment, leur témoignage personnel et leur révélation (qu’elles pensent d’origine divine).
Toutefois la prudence ne peut occulter la réalité de vraies manifestations divines. Mais proportionnellement, dans l’histoire d’Israël, et sous cette forme, elles ont été rares. Jésus en donne la raison : « s’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader même si quelqu’un des morts ressusciterait » Luc 16 :31 et ailleurs : « Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, parce qu’il a écrit à mon sujet. Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à mes paroles ? » Jean 5 :47
Rappelons-nous pour clore cette observation, que tout ce qui nous est utile pour notre salut nous a déjà été enseigné. Jésus a déclaré : « Celui qui me rejette et qui ne reçoit pas mes paroles a son juge ; la parole que j’ai annoncée, c’est elle qui le jugera au dernier jour. Car je n’ai point parlé de moi-même ; mais le Père qui m’a envoyé, m’a prescrit lui-même ce que je dois dire et annoncer. Et je sais que son commandement est la vie éternelle. » Jean 12 :48-50 Concernant la prédication de la Parole de Christ, l’apôtre Paul confirme : « Vous savez que je n’ai rien caché de ce qui était utile… » Actes 20 :20 et il ajoute : « Toute Ecriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner,pour réfuter,pour redresser, pour éduquer dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit à la hauteur, parfaitement équipé pour toute œuvre bonne » 2 Timothée 3 :16 (Version N.B.S)
Conclusion :
La double question d’Eliphaz recentre bien l’enjeu du livre de Job. Le problème repose sur la fausse hypothèse que Job est coupable. Or rien, pour l’instant ne peut autoriser une telle affirmation lourde de conséquence. Bien au contraire, à la lumière du prologue, nous pouvons dire que Job n’est pas responsable des maux qui le frappent si durement. Dieu se propose donc de faire la démonstration inverse : prouver, à la face de tout l’univers, que sa confiance en l’humain est justifiée, et que l’ennemi a tord. Job va montrer qu’il est possible d’aimer Dieu pour ce qu’il est.
Tout ce qui va à l’encontre de cette démonstration peut être considéré comme suspect. Soyons donc prudents pour ne pas donner trop de crédit à l’expérience des autres et à leurs révélations. Seule l’expérience personnelle fondée sur les Saintes Ecritures, dans la simplicité et la confiance sereine en Dieu, peut rendre notre marche heureuse.
Jacques Eychenne