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Enquête sur le premier meurtre Caïn et Abel Genèse 4 :1-15 (2ème partie) |
Introduction :
La fois dernière, nous avons acté le geste meurtrier de Caïn. Nous nous étions arrêtés au fait que ce dernier n’était pas parvenu à surmonter sa colère. Elle fut si forte, si irrépressible qu’il tua son frère. En examinant les indices fournis par le texte, nous étions convenus qu’il était difficile de parler d’un meurtre avec préméditation. Aujourd’hui, devant les faits, nous allons essayer de savoir si Caïn a des circonstances atténuantes. Peut-être que la réaction de Dieu pourra nous y aider. Puisque dans les enquêtes de droit commun, quand il y a meurtre, on commence par interroger les proches, nous allons procéder de la même façon. Ceci sera d’autant plus facile que la famille se résumait à quatre personnes. Rappelons que Dieu invitait Caïn à dominer (gouverner) « la faute tapie »…
Développement :
« Et Caïn parla à Abel son frère; et il arriva, comme ils étaient aux champs, que Caïn se leva contre Abel, son frère, et le tua. » Genèse 4 : 8, version Darby.
Caïn a entraîné son frère dans un champ (son terrain) et lui a parlé. Que se sont-ils dit ? Est-ce qu’Abel a tenté de rappeler son frère à la raison, en lui signifiant que sa colère n’avait pas raison d’être ? Personne ne peut le dire… La Bible n’a pas pour vocation de tout expliquer… Nous aurions bien aimé connaître la teneur de l’entretien de Caïn et Abel, il nous aurait certainement éclairés sur les motivations de son meurtre. Autant dire qu’il nous appartient de chercher… La parole, lieu de langage, censée créer du lien entre les personnes, a fortiori entre deux frères, s’est transformée en moyen de destruction. Caïn a attendu que son frère soit avec lui « et c’est quand ils sont au champ… » A. Chouraqui. Les parents sont absents, ils sont seuls, ils peuvent maintenant s’expliquer et cela tourne court… Le champ, symboliquement est ce qui se présente en opposition à l’Eden. Autant le jardin d’Eden était lieu d’épanouissement, autant le champ, lieu de labeur (cf. Genèse 3 : 17), devient le théâtre du meurtre. Le serpent ne venait-il pas des champs ? N’était-il pas le plus rusé des animaux des champs ? (cf. Genèse 3 : 1). Caïn à l’évidence n’a recherché le conseil de personne, pas même celui de ses parents. Après s’être « enflammé » contre Dieu (qu’il n’a pu atteindre), Caïn « se lève contre Abel » (le seul sur lequel il pouvait apaiser sa furie). Dans les versions très anciennes de la Genèse, c’est Caïn qui prend l’initiative de conduire son frère au champ « allons au champ » (cf. Versions le Samaritain, la Septante, Syriaque…v. aussi note de la Bible de la Pléiade).
Caïn n’a pas eu le courage d’examiner le « pourquoi ? » de la « non considération » de son offrande par Dieu. Envahi par un sentiment infondé d’injustice, il a voulu lui-même se faire justice. Il s’est placé sur le mauvais terrain, celui de la vengeance aveugle.
(Cet aspect de l’enquête nous alerte sur les dangers d’adopter un tel comportement… Combien de fois, que ce soit devant Dieu, ou devant les hommes, avons-nous eu des bouffées de vengeance faute d’avoir fait un travail sur nous-mêmes ? La vengeance et le meurtre sont les mirages d’un apaisement illusoire. Ne dit-on pas que la colère est mauvaise conseillère ! Caïn avait toujours l’opportunité de se reprendre et de s’en remettre à Dieu. Les messages des prophètes sont éloquents sur ce point (cf. Zacharie 1 : 3 ; Jérémie 7 : 3 , 25 : 5 ; Esaïe 55 : 7 ; Joël 2 : 12 ; 2 Chroniques 36 : 15 ; Ezéchiel 18 : 30, 33 : 11 ; 2 rois 17 : 13 etc.). L’évangile de Jésus-Christ a repositionné le lien de la fraternité. Il a transformé le « Caïn se leva contre », en « se lever pour » accompagner ceux qui sont les plus en difficulté.)
Mais revenons à notre enquête. Caïn s’est levé contre son frère. Ce même Caïn n’avait-il pas, au moment de sa colère, « son visage abattu » Genèse 4 : 5, (litt. « Ses faces tombent » A. Chouraqui). Et le voilà transformé, puisqu’il se lève maintenant contre son frère. A l’évidence, disons, en interrogeant des experts en psychanalyse, que Caïn s’est lui-même psychologiquement mis dans une situation qui ne pouvait qu’aboutir au meurtre (son emportement irraisonné l’a submergé. Il a perdu le contrôle de lui-même).
Et Dieu intervient… « Et l'Éternel dit à Caïn : Où est Abel, ton frère ? Et il dit : je ne sais. Suis-je, moi, le gardien de mon frère? » Genèse 4 : 9, version Darby.
Nous sommes, peu ou prou, surpris par l’intervention de YHWY-Adonaï. Devant l’énormité du geste meurtrier et fratricide de Caïn, ce n’est assurément pas la question du « Où est Abel ? » que nous aurions posée en premier. Dans notre enquête, le questionnement de Dieu est précieux. Il nous renvoie à une situation antérieure ou le couple parental a lui-aussi été en grave difficulté. Après la transgression de l’interdit, Dieu n’avait-il pas adressé à Adam la même question ? « L’Eternel Dieu appela l’homme et lui dit : où es-tu ? » Genèse 3 : 9. Dieu essaie de nous faire comprendre que l’acte semble être moins important que la rupture de la relation. En Eden, c’était avec Dieu. Ici, c’est avec le frère de sang. Puisque c’est Dieu qui mène l’enquête à notre place pour l’instant, suivons-le !
La réponse donnée par Caïn est sidérante. Il ose dire : « je ne sais pas » ou « je n’en sais rien » version Bible en français courant. Dans l’original hébreu, il est moins question de savoir que de connaître (ידַ֔עְתִּי ). Et, effectivement, à la réflexion, on s’aperçoit que Caïn ne connaissait pas vraiment son frère. Si tel avait été le cas, il se serait rendu à l’évidence que son frère n’avait aucune intention de lui porter préjudice. La « non considération » de Dieu était en lien direct avec Caïn, pas avec Abel. Le fait de se défausser si impunément dénote un certain état d’esprit. Il est confirmé par la suite de sa réponse : « Suis-je, moi, le gardien de mon frère ? ». La question sous-entend un Non ! Alors que la bonne réponse est Oui ! A l’analyse, il y a un lien étroit entre l’état d’esprit manifesté par Caïn, et le fait qu’il était incapable de se situer correctement par rapport à son frère. Le « où est Abel, ton frère» de Dieu est pertinent, car Caïn ne sait plus où se situer, suite à sa « fausse » offrande. Nous dirions aujourd’hui que Caïn est complètement « pommé ». A ce moment-là, l’enchaînement des évènements devenait prévisible, prisonnier qu’il était de sa position de propre juste incompris ou mal compris. La méprise de Caïn est lourde de conséquences. Il a refusé d’être gardien de son frère. On ne lui demandait pas d’avoir sa garde, comme on a la garde d’un troupeau. Son frère n’était pas un objet à garder, c’était un membre de famille à aimer et protéger.
La distance que Caïn a voulu mettre entre lui et son frère, révèle celle qu’il a mise dans son offrande à Dieu.
La radicalité avec laquelle il gère sa difficulté est instructive. Dans notre enquête cet éclairage permet de mieux discerner les motivations du meurtre. (Notons que bon nombre de meurtres partent d’un mauvais positionnement relationnel des meurtriers. Ils ne sont pas clairs avec eux-mêmes et encore moins avec la société des vivants).
La première question divine portait sur le lien de la relation, la deuxième sera directement en prise avec les actes.
« Yahvé reprit : Qu'as-tu fait ! Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » Genèse 4 : 10, version Bible de Jérusalem. En répondant à la première question de Dieu, Caïn pouvait naïvement penser que le problème était réglé. N’avait-il pas cherché à occulter la réalité de son meurtre en refusant une quelconque responsabilité dans la garde de son plus jeune frère ?
Mais Dieu balaye ses faux-fuyants en pointant ce qu’il voulait cacher. Caïn avait certainement mis son frère en terre, et il pensait le problème résolu. Mais rien n’échappe à la connaissance de Dieu, c’est là toute la différence avec la justice humaine… Ce que l’on peut cacher aux hommes ne résiste pas à la justice immanente divine. YHWH n’avait pas protesté devant la tentative de Caïn cherchant à se défausser d’une quelconque responsabilité vis-à-vis de son frère. Mais maintenant, il va conduire Caïn à prendre connaissance de la gravité de son geste fratricide. Et là ! Pas de réponse de Caïn.
« Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! ». Cette mise en scène macabre, qui fait parler le sang, a suscité chez Victor Hugo, un poème immortel sur la conscience.
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul
sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis
sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son
front fermé le souterrain,
L’œil était dans la
tombe et regardait Caïn.
L’évocation divine révèle le fait significatif suivant : Aux yeux de Caïn, Abel était mort, aux yeux de Dieu, il était vivant. Caïn n’a pas tué la vraie vie d’Abel, celle qui est inscrite d’une manière indélébile et irréfragable « dans le disque dur céleste ».
Notre enquête nous amène à prendre conscience que le vrai mort n’est pas celui auquel on pensait. Le vrai mort n’est pas Abel, mais bien Caïn. Et le projet de Dieu va lui permettre d’avoir accès à une nouvelle vie. Dieu ne prononce pas une condamnation sans appel, il ne le place pas dans une situation irrémédiable.
« Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre.» Caïn dit au SEIGNEUR: « Ma faute est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd'hui de l'étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera.» Le SEIGNEUR lui dit: « Eh bien ! Si l'on tue Caïn, il sera vengé sept fois.» Le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe ». Genèse 4 : 11-15, version TOB.
Cette attitude divine présente une particularité que l’on retrouvera tout au long des récits de la révélation biblique : La grâce encadre la loi. La grâce précède la loi et lui succède. Dieu n’a pas jugé le crime de Caïn en lui appliquant la loi du talion (cf. Exode 21 : 12,23-25). Pourquoi ?
A-t-il bénéficié de circonstances atténuantes ?
Suite à l’analyse de la sanction divine nous pouvons répondre positivement. Pourquoi ?
Parce qu’un meurtre au présent a été sanctionné au futur et que l’on ne peut soupçonner la justice divine. On peut même en démontrer le bien-fondé.
Caïn était devant une menace à laquelle il était étranger. Cette « faute tapie » dont nous avons parlé, ressemble étrangement à l’action rusée du serpent en Eden. Adam et Eve ont subi l’épreuve du mal, alors qu’ils n’étaient pas concernés par la présence du mal. Elle relevait de la responsabilité du Créateur. Pour eux aussi, Dieu a appliqué une sanction qui s’est inscrite dans le futur. Elle a certainement contaminé Caïn. S’il n’y a pas de « péché originel », il y a bien une transmission de propension à la faute. Ce que l’Apôtre Paul énoncera :
« Il n'y a point de juste, pas même un seul ; nul n'est intelligent, nul ne cherche Dieu ; tous sont égarés, tous sont pervertis ; il n'en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul. » Rom 3 : 10-12, version de Genève.
Pourquoi YHWH-Adonaï a permis la présence du malin en Eden ? Au stade de notre enquête, nous pouvons trouver un élément de réponse à cette question cruciale. Dieu a utilisé cette mise en situation du mal pour permettre à chaque humain d’avoir conscience de lui-même et de son réel besoin de positionnement face à Dieu. La tragédie du mal annonce quelque chose qui la dépasse et la neutralise. La démarche pédagogique divine se révèle risquée, mais puissamment efficace. Dieu n’a pas créé l’humain pour le voir périr, ce serait le comble de l’absurdité. Sa volonté est qu’il vive (cf. Ezéchiel 33 :11 ; 1 Timothée 2 : 4). Pour arriver à cette fin, l’humain a besoin d’être au clair sur sa vraie condition, afin de pouvoir gouverner « la faute tapie ».
C’est au travers de la défaite que Caïn va apprendre la victoire sur lui-même. Quand il reconnaît que « sa faute est trop lourde à porter », c’est là qu’il est vainqueur et accède à la vraie vie. Les psychanalystes diraient que sa parole engage son « JE ». A cet instant, Il est pleinement conscient de son implication dans le meurtre de son frère.
Tout à l’heure le sol ouvrait sa bouche pour laisser parler le sang d’Abel, le sang d’un mort, et maintenant c’est la bouche d’un Caïn, mort à lui-même, qui donne naissance à la vie avec Dieu. Caïn se place désormais sur le terrain de la repentance. A. Chouraqui traduit : « Mon tort est trop grand pour être porté ». Les spécialistes de l’hébreu précisent que le mot avon ( מִנְּשֹֽׂא ) fait référence à quelque chose de trop grand pour être levé, élevé, soulevé. Alors que nous aurions tendance à penser que le meurtre fratricide est une faute trop lourde à porter, le texte ne va pas dans le sens d’un poids qui pèse, mais de ce qui peut difficilement être levé. C’est vers le haut que cela se passe comme pour Nicodème : « Si un homme ne naît d’en haut, il ne peut voir le royaume de Dieu… Il faut que vous naissiez d’en haut. » Jean 4 : 3,7.
La reconstruction personnelle de Caïn devait passer par la conscience d’avoir commis un crime. Il a maintenant peur d’être tué à son tour, et il l’exprime sans détour, tout comme Adam a eu peur lui aussi après la transgression de l’interdit posé par Dieu en Eden (cf. Genèse 3 : 10). Mais voici que Dieu se met du côté de Caïn pour prendre sa défense et lui garantir une sécurité à vie. « Et l'Éternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tue point. » Genèse 4 : 15, version de Genève. Là où nous attendions un châtiment exemplaire, nous trouvons un homme sous haute protection divine. Plus encore, Dieu est prêt à prendre la place de Caïn, en tant que meurtrier, si par malheur il était atteint dans son intégrité physique (cf. Genèse 4 : 15). Un Dieu qui est prêt à se mettre à la place du meurtrier, se faisant meurtrier lui-même pour le sauver, n’est-ce pas l’évangile avant la lettre ? Mais Caïn ne pourra pas faire l’économie des conséquences de son acte…
Conclusion :
Nous avons conscience que notre enquête rapide appelle bien d’autres précisions, mais c’est à chacun de la compléter. Pour l’heure, disons que nous en savons suffisamment pour être à même de dire que Caïn est coupable d’un meurtre sans préméditation et qu’il a bénéficié de circonstances atténuantes. Cette justice divine, à finalité positive, nous contraint à ne pas requérir contre Dieu. Sa pédagogie, en creux dans sa justice, révèle un projet de vie et non de mort. Les circonstances atténuantes portées au crédit de Caïn sont liées au préjudice qu’il a lui-même subi en tant que fils d’un couple qui n’a cessé de se défausser devant ses responsabilités. Adam a reporté sa faute sur sa femme et Eve a elle aussi reporté sa faute sur le serpent. Avec des parents irresponsables dans leur relation à Dieu, pouvait-on s’attendre à un comportement différent de leur fils ainé ? Il y a bien eu transmission d’ « une faute tapie » (cf. Romains 5 : 12). Dans quelles mesures a-t-elle jeté un voile sur l’aptitude à discerner les raisons de la non considération de l’offrande de Caïn ? Dieu seul le sait… Le comportement divin nous incline à penser qu’en accordant la vie à celui qui avait donné la mort, YHWH-Adonaï a éclairé d’un jour nouveau sa position sur l’origine du mal. Cette enquête nous apprend que la faute a été une expérience nécessaire. Elle a permis à Caïn de grandir (vers le haut) et dans sa relation à Dieu. En considérant qu’Abel avait déjà atteint cet objectif, Dieu a réussi (malgré le mal) à faire de chacun d’eux des héritiers du royaume à venir (ce qui est de loin le plus important).
Même s’il ne nous appartient pas de justifier Dieu dans la tragédie du mal, prenons acte que Dieu comprend nos questions. Il assume sa responsabilité en utilisant la tragédie de ce mal à des fins glorieuses. Dieu transforme le mal en bien. C’est la conclusion du livre de la Genèse au travers du témoignage de Joseph, le fils de Jacob le patriarche (cf. Genèse 50 : 20). Le Nouveau Testament révèle l’implication de Dieu dans notre histoire. Tout repose sur des motivations d’amour (cf. Jean 3 : 16).
Témoignage de David, s’adressant à Dieu, il dira :
« Tu me feras connaître le sentier de la vie ; il y a d’abondantes joies devant ta face, des délices éternelles à ta droite. » Psaume 16 : 11
Jacques Eychenne