La parabole du gérant filou

 

 

 

    Le gérant filou

            ou

    L’art de la perfidie

    Luc 16 :1-13

 

Introduction :

 

Trois ans après le début de son ministère, Jésus se dirige vers Jérusalem, son ultime destination. Il traverse villes et villages, poursuivant inlassablement son enseignement (cf. Luc 13 : 22). Sa popularité grandit à mesure qu’il s’approche de Jérusalem (cf. Luc 14 : 25). Beaucoup de curieux, mais aussi des gens de mauvaise vie et des publicains s’approchent de lui pour l’entendre (cf. Luc 15 : 1). Inévitablement les pharisiens et les scribes s’en émeuvent. Ils ne peuvent accorder du crédit à ce prêcheur, apparemment désinvolte, qui accepte d’être côtoyé par des personnes peu recommandables.

C’est dans ces circonstances que le Seigneur décida de s’exprimer en paraboles. Ce procédé, emprunté à la tradition juive, présentait la particularité d’énoncer des vérités au travers de faits de la vie quotidienne ou en référence à des observations de la nature. L’enseignement avait un caractère pédagogique qui incitait à découvrir la valeur spirituelle. La présentation avait pour objectif de dissuader le simple curieux et de faire réfléchir ceux qui voulaient comprendre. En racontant une histoire pouvant reposer sur des situations connues, Jésus captivait son auditoire et le forçait à faire fonctionner son imaginaire pour décoder les énoncés difficiles à interpréter. Accessible au premier  abord  à tous, cette méthode sélectionnait les véritables sujets intéressés. De plus, le moyen mnémotechnique permettait d’avoir un impact, dans les cœurs et les consciences, plus fort qu’un simple écrit (d’autant qu’à cette époque les écrits étaient la propriété d’une élite). Cela dit, arrivons à la parabole qui nous intéresse…

 

Développement :

 

Luc 16 : 1-13

 

La parabole s’adresse d’abord à ses disciples (cf.τοὺς μαθητὰς). Elle a donc pour objet d’instruire ceux qui par la suite seront appelés à répandre la bonne nouvelle. Puis, la parabole campe le décor. La situation est la suivante : un homme riche confie à un gérant l’intendance de sa maison. Or, il apprend que ce dernier a lapidé tous ses biens. Il se propose de le rappeler, mais pendant ce temps-là, le gérant cherche à assurer ses arrières. Craignant la réaction prévisible du maître de la maison, il va utiliser sa position pour rebondir en assurant son proche  avenir. Précisons la situation. Le texte parle d’un homme riche (cf. Ανθρωπός τις ἦν πλούσιοςLuc 16 :1). On ignore son nom. Le récit met en évidence une dénonciation (le verbe  διαβάλλω = dénoncer). Est-ce un serviteur qui est parti prévenir le maître ? On ne le sait pas. De même, rien n’est dit sur le comment cette information est parvenue au maître de la maison. Si nous parlons de maison, c’est que l’administrateur des biens est décrit comme un homme étant dans la maison (cf. οἰκονόμος  = mot composé de  οἰκος = maison, habitation, et de  νόμος = loi).  C’est donc celui qui fait la loi en l’absence du maître, il l’exerce dans sa maison. On aurait très bien pu traduire par régisseur, administrateur, économe, intendant (cf. Luc 12 : 42 ; 16 :1 ; 1 Corinthiens 4 : 2).

 

Sur quoi porte la dénonciation ? Le verbe utilisé nous aide à comprendre.                     (διασκορπίζων  =  disperser, quand il s’agit des troupeaux, cf. Matthieu 26 : 31 ; et des personnes, cf. Jean 11 : 52 ; dilapider, dissiper, quand il s’agit de biens, cf. Luc 15 : 13). En bref, cet homme gérait mal ou même malhonnêtement ce qui ne lui appartenait pas. Il dilapidait ce qui relevait de sa surveillance et de sa protection.

Pour un gérant, l’accusation est lourde de conséquences. Aussi le maître le fait appeler pour qu’il rende compte de son administration. Le texte laisse entendre que l’accusation est avérée, car le maître ne lui donne même pas l’occasion de présenter sa défense. La sentence tombe : « tu ne pourras plus administrer mes biens. »   Luc 16 : 2 

Ce gérant se voyant démasqué, examine les différents cas de figure qui se vont se présenter à lui. Reconnaissant les faits, il énonce deux solutions. Soit, il faut qu’il aille dans les champs, travailler la terre, mais (σκάπτω = creuser, bêcher, cf. Luc 6 : 48,13 : 8) apparemment, il ne se sent pas capable de le faire (οὐκ  ἰσχύω = ne pas être fort, bien portant, cf. Matthieu 9 : 12 ; ne pas être fort, capable de faire, pouvoir le faire, cf. Matthieu 5 : 13, Jacques 5 : 16 ; hébreux 9 : 17).Soit, il faut qu’il se poste sur les chemins et les carrefours pour mendier (ἐπαιτέω = mendier, cf. Luc 18 : 35) et là, le sentiment de déshonneur l’habite (αἰσχύνω = avoir honte, rougir, cf. 2 Corinthiens 10 : 8, Philippiens 1 : 20). Du coup, il s’interroge : que faire ? Et comme le texte laisse supposer que c’est un homme intelligent, il met au point un stratagème astucieux, mais perfide, et il trouve la solution pour se sortir de ses erreurs, voire de ses magouilles qui l’ont piégé.

 

Que dit-il ? Voilà ce que je vais faire lorsque je serais renvoyé de la gérance afin que d’autres me reçoivent et m’embauchent. Il convoque chacune des personnes qui devaient de l’argent à son maître (χρεωφειλετῶν = débiteurs cf. Luc 7 : 41). Ainsi, arbitrairement, notre gérant prend sur lui la liberté de réduire une dette de 100 barils d’huile à 50 (50% de réduction) et pour un autre de ramener la dette de 100 mesures de blé à 80 (20% de réduction). Au point où il en est, agir à la tête du client ne semble pas lui poser problème. De même, il aurait pu effacer toutes les dettes ! N’eusse pas été plus percutant ? Ce qui m’amène à dire que dans une parabole, c’est l’idée générale qu’il convient d’ abord de dégager.

Puis le maître arrive et que fait-il ? (Première surprise)  «  le maître fit l'éloge du gérant trompeur, parce qu'il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière. » Luc 16 : 8, version TOB

 

La réaction du maître nous paraît choquante sur plusieurs points :

 

a) Le mot « louange » est fort. Peut-on faire la publicité de la mauvaise gestion, voire de la malhonnêteté avérée ? Pourtant le verbe grec est sans équivoque (ἐπαινέω = faire l’éloge). L’apôtre Paul utilisera ce verbe pour signifier la position chrétienne : « louez le Seigneur, vous toutes les nations, » Romains 15 : 11

 

b) De plus, le maître qualifie la démarche, de notre « filou », d’avisée. (L’adverbe utilisé peut aussi être traduit par intelligent, cf.φρονίμως = avisé, intelligent). Pour mettre en exergue notre incompréhension, disons que dans le Nouveau Testament, le φρόνιμος est quelqu’un plein de bon sens, un être sensé, un sage (cf. Matthieu 24 : 45, Luc 12 : 42 ; Romains 11 : 25 ; 1 Corinthiens 10 : 15 ; 2 Corinthiens 11 : 19). Cette reconnaissance renforce encore plus notre perplexité.

 

De ce fait, la parabole établit ensuite une comparaison et souligne le contraste qui existe entre les enfants de leur siècle et les enfants de lumière. Autrement dit,  entre les citoyens de la terre et ceux du ciel, entre les profanes et les spirituels. Le constat est clair. Les enfants du siècle sont plus avisés, plus intelligents que les autres (d’après l’enseignant du Christ, on aurait pu penser le contraire !). Ou est-ce alors, une saine provocation pour faire réagir ses disciples et son auditoire ?

Pour corser le tout, le Seigneur énonce lui-même, la leçon à tirer de ces observations : « eh bien ! Moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l'argent trompeur pour qu'une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. »  Luc  16 : 9, version TOB. Le Seigneur nous conseillerait-il de faire un pari douteux ? Loin de là ! Essayons de comprendre…

Posons-nous la question : Quelle réalité recouvre l’expression l’argent trompeur ?  Dans l’original il s’agit bien de se faire des amis, mais avec qui ? « ἑαυτοῖς ποιήσατε φίλους ἐκ τοῦ μαμωνᾶ τῆς ἀδικίας » (litt. avec le Mammon d’injustice. Mammon est un mot d’origine araméenne qui symbolise la possession, les biens. En araméen, litt. argent, monnaie ; c’est la richesse personnifiée qui s’oppose à Dieu.)

 

Dès lors, comment comprendre la recommandation du Seigneur, alors même que la conclusion de cette parabole nous invite à faire carrément le contraire, puisque l’on ne peut servir Dieu et Mammon ? (cf. Matthieu 6 : 24 ; Luc 16 : 11)

Voyons si la suite de la parabole nous permet de voir clair !

« Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande. Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour l'Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable? Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous? Aucun domestique ne peut servir deux maîtres (κυρίοις) :    ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu (θεος) et l'Argent. » Luc 16:10-13, version TOB

 

A la lumière de ce développement de la parabole, on comprend que la signification profonde du message du Christ concerne un enseignement concret, directement en lien avec la gestion chrétienne de nos quotidiens. (C’est d’ailleurs le mot grec  οἰκονομία = gestion, gérance, qui est au cœur du débat, il est cité à trois reprises aux versets 2, 3, 4).

Dans la situation où ce gérant s’était mis, son choix peut être qualifié de bon pour lui. Il a été rusé et prudent pour assurer son avenir. Selon le même principe, notre situation est symptomatiquement comparable. En ayant plus ou moins pactisé avec le mal, notre bon choix équivaudrait à nous sortir de cette situation pour envisager un autre avenir. Nous avons à être aussi créatifs et inventifs que ceux qui emploient des moyens douteux ou frauduleux. Il suffit de procéder à l’inversion du mal en bien avec l’aide du Saint-Esprit.   

L’expression : « Faites-vous des amis avec l’argent trompeur » peut être mise en parallèle avec celui qui est fidèle et digne de confiance dans la gestion d’une toute petite affaire, même si le fonds de commerce ne nous appartient pas. Si donc nous sommes fidèles dans la gestion des biens courants et simples de ce monde, nous le serons aussi dans le ciel. Ailleurs, Jésus dira : « Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les mites et les vers font tout disparaître, où les voleurs percent les murs et dérobent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les mites ni les vers ne font de ravages, où les voleurs ne percent ni ne dérobent. Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »  Matthieu 6:19-21, version TOB

 

En fait, cette parabole met moins l’accent sur la malhonnêteté du gérant que sur son choix judicieux. De même, nous avons moins à mettre l’accent sur la condition assez lamentable de la gestion de notre humanité, que sur le bon choix à faire en pareille circonstance, pour vivre un meilleur avenir. Nous sommes tous embourbés dans des choix plus ou moins foireux, mais contrairement à la pensée commune, là n’est pas l’important. L’essentiel est d’en prendre conscience, et d’avoir le désir d’un repositionnement sain.  

 

Le point sensible et vital  repose sur le fait d’être trouvé digne de confiance dans la gestion de ce qui est nôtre, comme dans tout ce qui ne nous appartient pas. La conclusion de la parabole elle-même va dans ce sens. La gestion de la vie chrétienne repose sur des choix clairs. Choix entre Dieu et Mammon (cf. Luc 16 : 13).

Pourquoi la parabole loue le gérant (que j’ai qualifié de filou : en grec, les amis sont les filous, φίλους= philous cf. Luc 16 : 9? Parce qu’il a fait un choix clair et intelligent dans son contexte.

Si donc  cet homme a agi de façon avisée pour des questions purement matérielles, ne pouvons-nous pas tirer profit de son exemple en le transposant dans des situations qui engagent notre spiritualité ?

Devenir des intendants fidèles, avisés, prévoyants, tel est l’objectif de la gestion chrétienne de notre vie. Cette vision positive met en évidence la conséquence suivante : notre application fidèle (de cœur) déterminera ce que Dieu nous confiera dans l’au-delà, dans son royaume éternel.

Rappelons-nous que la position  de ce gérant est aussi la nôtre. Tout ce qu’il avait à gérer était propriété du Maître. Dans la pensée chrétienne tout ce dont nous sommes et tout ce que nous avons est don de Dieu.

 

  « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint -Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? Car vous avez été rachetés à un grand prix. Glorifiez donc Dieu dans votre corps et dans votre esprit, qui appartiennent à Dieu. » 1 Corinthiens 6 : 19-20 

 

Cette réalité pour dérangeante qu’elle soit, est porteuse de grands bienfaits pour tous ceux qui la reconnaissent et l’accueillent comme un acte responsable et  libérateur.

 

Conclusion :

 

L’enseignement de cette parabole, uniquement rapportée par Luc, fait partie des textes les plus difficiles à comprendre. Il suffit de regarder les titres que les différentes Bibles lui ont donnés pour s’en apercevoir : L’économe infidèle, l’intendant avisé, le gérant habile, l’intendant astucieux, le gérant d’iniquité …

 

Cependant, passé le moment de perplexité, il ressort de l’analyse des éléments de réflexions probants :

  1. Chaque humain est appelé à reconnaître que le sens de sa vie est en lien direct avec une gestion saine et appropriée de son être, de ses avoirs, et de ceux de son prochain.
  2. Cette gestion, induit qu’il faudra rendre des comptes personnellement « chacun de nous rendra compte pour lui-même. » Romains 14 : 12. En corollaire, la nécessité d’être sérieux, appliqué, prudent et avisé est recommandée.
  3. Si nous sommes fidèles dans cette gestion temporelle et éphémère, Dieu nous confiera spirituellement le (bien) véritable (τὸ ἀληθινὸν = caractère de ce qui est vrai, franc, loyal, sûr, cf. Jean 19 : 35, Apocalypse 3 : 14 ; 6 :10 ; 16 :7.Le Christ est identifié au véritable,  litt. «  je suis le cep, le véritable » Jean 15 :1).  Dans une autre parabole, le maître déclare : « Tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup, entre dans la joie de ton maître » Matthieu 25 : 21,23.
  4. L’invitation à une plus grande cohérence dans notre chemin spirituel est induite par le comportement de ce gérant. De même qu’il a été cohérent dans son mauvais fonctionnement, de même, il convient pour nous, de l’être, en pratiquant des valeurs spirituelles qui font appel à la loyauté, la fidélité et la compassion.

 

Découvrir que nous ne sommes propriétaires de rien, (pas même de notre vie, puisqu’elle est don de Dieu) devrait à la fois nous incliner à plus de détachement des biens de ce monde, et à la fois nous concentrer sur l’importance d’une gestion de qualité.

L’apôtre Paul dit aux frères de l’église de Corinthe : « Vous devez nous considérer comme des serviteurs du Christ, chargés de gérer les vérités secrètes de Dieu. Tout ce que l’on demande à un gérant, c’est qu’il soit trouvé fidèle » 1 Corinthiens 4 : 1

Le principe d’une bonne gestion chrétienne de notre vie repose sur la vérité suivante énoncée par le même apôtre : « soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » 1 Corinthiens 10 : 31

Cette parabole nous replonge dans l’actualité présente: le monde des affaires véreuses, du business facile, du profit à bon compte, que l’évangile nomme Mammon. Ce monde-là est mis en opposition avec ce qui vient de Dieu, ce qui fait référence à ce qui est juste, ce qui relève du relationnel empathique, ce qui fait appel à la notion de service et de bonne gestion des biens qui nous sont confiés.

De même que l’on reconnaît un arbre à ses fruits, de même, le maître à son retour reconnaîtra ceux qui ont opté pour une gestion fidèle de tout ce qui leur a été confié.

Le sentiment prégnant de la fidélité à Dieu, bien qu’imparfaite, contrastera toujours avec l’avare et le cupide (cf. Luc 16 : 14), le jouisseur et l’épicurien, l’infidèle et le libertin, le vaniteux et l’orgueilleux, le pouvoir et la domination, le médisant et le malveillant, le voleur et l’agresseur, l’arrogant et le provocateur, le fanatique et le persécuteur…

 

Convenons tout de même, que là où se trouvent nos priorités, là aussi se trouve notre cœur.

Enfin, n’oublions pas que cette parabole s’adressait à ses disciples, donc à nous, si nous nous reconnaissons comme tels, et si nous voulons suivre l’exemple du Christ.

                                                                                   

                                                                                           Jacques Eychenne

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